Assassinat Sparks-Épisode 4

Byward Market

Tandis que Miss Dupuis passait la matinée à inspecter la scierie E. B. Eddy, relevant ce qu’elle pouvait du versant industriel de l’affaire Leamy, Robinson s’occupait d’un autre aspect : les liens du défunt avec la communauté catholique irlandaise d’Ottawa et de Hull. Pour en apprendre davantage, il se tourna vers un contact fiable : Patrick O’Brady.

O’Brady n’était pas un homme ordinaire. Orphelin, sauvé jadis par Robinson d’un destin misérable à Saint-Charles, il avait croisé sa route au cours d’une enquête sur un double meurtre. C’est Thomas Ryan, un ami de longue date du détective, qui avait recueilli le garçon. Sous l’autorité de Ryan, puis à la faveur des conseils discrets de Robinson, O’Brady s’était hissé hors du gouffre. Il était arrivé presque adulte dans cette maison, mais s’y était taillé une place, rapidement considéré comme un égal.

À trente-trois ans, il s’était fait un nom dans le commerce du bois et de la potasse. Grand, sec, les traits tirés, il avait gardé ce regard dur des enfants qui ont connu la faim. Son ascension ne s’était pas faite sans sacrifices. Chaque mois, il quittait sa famille pour les chantiers de Hull. Là, il vivait au milieu des ouvriers, supportait la crasse, les manœuvres de coulisse, les rivalités. Il connaissait les règles de ce monde, ses codes et ses rancunes.

C’était à lui que Robinson comptait demander de l’aide pour comprendre ce qui, derrière la façade, avait pu conduire à la mort de Leamy.

Ce matin-là, Robinson quitta le Russell House. Il marcha d’un pas régulier, son éternel chapeau melon sur la tête, le manteau boutonné jusqu’au col, comme pour opposer une barrière à l’air humide et tranchant de ce printemps encore incertain.

Il descendit la pente douce de la rue Rideau en direction du ByWard Market. La ville s’animait peu à peu. Ce n’était plus le calme matinal, mais une rumeur grandissante : roulements de roues dans la boue, appels des cochers, éclats de voix échappés des boutiques et des portes entrebâillées.

À l’approche du marché, les bruits se fondaient dans une clameur confuse. Les marchands interpellaient les passants en anglais et en français. Sous des toiles détrempées, les étals déployaient leurs marchandises : légumes encore tachés de terre, fromages aux parfums tenaces, quartiers de viande luisants, poissons jetés dans des bassines d’eau trouble. L’ensemble dégageait une vitalité brute, presque agressive, indifférente à la grisaille.

Non loin, un colporteur écossais agitait une poignée de journaux mouillés. Son kilt élimé battait ses jambes nues. À pleins poumons, il annonçait les derniers détails de l’assassinat du député D’Arcy McGee. Robinson s’approcha, lui tendit quelques sous et prit un exemplaire.

Il s’abrita sous une corniche, déplia le journal avec soin et parcourut l’article d’un œil rapide. On y rapportait l’arrestation de Patrick James Whelan, survenue à l’hôtel Michael Starr moins de vingt-quatre heures après l’assassinat du député D’Arcy McGee. L’enquête, confiée dès l’aube au détective O’Neill, semblait avancer avec célérité. L’article soulignait l’assurance du policier, persuadé d’avoir affaire à un complot des Fenians et décidé à frapper vite.

Robinson referma le journal d’un geste sec, le roula dans sa main et poursuivit sa route. Le bâtiment du marché, massif et austère, émergeait de la brume. Il se faufila entre deux marchands de volailles qui s’invectivaient, posa la main sur une poignée de fer, inspira profondément, puis entra.

À l’intérieur, la chaleur, l’humidité et le vacarme se mêlaient dans une confusion presque étouffante. D’un regard exercé, Robinson repéra un escalier en colimaçon, dissimulé dans l’ombre au fond de la salle. Il s’y dirigea sans hésiter. À l’étage, il s’arrêta devant une porte usée, dont les lettres dorées s’effaçaient : Patrick O’Brady. Agent de commerce.

Il poussa la porte, qui s’ouvrit dans un long grincement. L’intérieur sentait le papier humide et l’encre ancienne. Des piles de dossiers vacillaient sur des meubles fatigués, des registres s’entassaient sans ordre, et des cartes commerciales fanées pendaient aux murs, vestiges d’un commerce laborieux.

Derrière un large bureau de chêne, marqué par les années de labeur, un homme releva la tête.

— Par tous les saints ! lança O’Brady, les yeux soudain brillants. Silas en personne ! Il y a longtemps !

Il se leva d’un bond. Le cuir du fauteuil protesta sous le mouvement. Ils s’avancèrent l’un vers l’autre et échangèrent une poignée de main franche, sans cérémonial, avec cette chaleur réservée aux amitiés anciennes.

— Trois ans ? Quatre ? fit Robinson.

— Au moins, répondit O’Brady. Et son rire éclatant fit vibrer les vitres.

— Tu es devenu insaisissable, Patrick. Une vraie anguille.

Ils échangèrent un regard complice. Les années n’avaient rien effacé. Ils prirent place, face à face, sans se presser, laissant retomber l’élan de la rencontre.

— Et Rosalie ? demanda O’Brady, en s’adossant à son fauteuil.

— Elle va bien. Toujours solide. Elle tient la maison, mais elle s’ennuie depuis que les enfants sont partis. Aimé est devenu avocat, installé dans un bon cabinet… (Il balaya l’air d’un geste vague). Peu importe lequel. Et Thérèse…

Il laissa sa phrase en suspens un instant.

— Elle est devenue Miss Dupuis. Elle travaille avec moi.

— Thérèse ? répéta O’Brady. Ta petite ? Celle qui courait partout avec ses livres ?

— La même, dit Robinson, non sans fierté.

— Tu en as fait un détective ?

— Non. Elle s’est faite toute seule. Moi, je me suis contenté de suivre.

O’Brady ne répondit pas tout de suite. Son regard glissa vers le désordre du bureau, puis s’arrêta sur une médaille suspendue à un cadre abîmé. Plissant les yeux, Robinson murmura en désignant l’objet d’un léger mouvement du menton :

— Je ne l’avais pas vue depuis des années…

O’Brady la toucha du bout des doigts.

— Tu te souviens. Tu m’avais pris sur le fait en train de la regarder. Tu croyais que je l’avais volée.

— Jusqu’à ce que j’apprenne qu’elle appartenait à ta mère… morte du typhus à Grosse-Île.

Le souvenir se dressa entre eux, silencieux et dur. Ils restèrent un moment figés, prisonniers d’une douleur ancienne, jusqu’à ce que Robinson rompe le silence d’un mouvement de tête.

— Et toi, Patrick ? Ta famille ?

— Abigaël va bien. Elle s’occupe des enfants, trois petites tornades. Et elle fait du bénévolat à la synagogue.

— À la synagogue ?

— Oui, dit O’Brady en riant. Elle distribue des repas, aide les familles. C’est son combat.

Il leva les bras, comme un acteur de vaudeville.

— Vos a vunderlekh froy !

— Je ne t’ai jamais connu parlant yiddish.

— Le monde tourne, mon vieux. À notre première rencontre, je ne jacassais qu’en gaélique, tu te souviens ? Maintenant ! Je parle l’anglais et le français, un peu d’espagnol, d’italien, et d’allemand… et un soupçon de yiddish.

— À ce rythme-là, tu vas finir par marchander du thé en mandarin à Shanghai.

— C’est une bonne idée, ça! répondit O’Brady en riant de bon cœur.

Le regard de Robinson balaya la pièce. Rien d’un bureau élégant. Plutôt une tanière sombre, surchargée de papiers et d’objets oubliés.

— Ce n’est peut-être pas reluisant, Patrick… mais ça sent l’homme qui travaille.

— Le travail… Toujours le travail, dit-il en fixant une lampe à la flamme hésitante. Il y a des jours où je lâcherais tout et je prendrais le large.

Il se tut. Le silence pesa un moment. Puis, plus dur :

— Une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage, c’est tout le corps qui y passe.

— Les policiers disent la même chose. On finit tous dévorés.

— Alors, nous voilà frères d’armes. Toujours à courir après des ombres ?

— Justement. C’est pour l’une de ces ombres que je suis ici. Il me faudrait tes lumières… sur certaines associations irlandaises catholiques d’Ottawa et de Hull.

O’Brady plissa les yeux. Une ombre fugitive traversa son regard. Il ne répondit pas tout de suite. D’un geste lent, presque solennel, il ouvrit un tiroir aux ferrures ternies. En sortit une bouteille trapue qu’il posa sur le bureau, comme on dépose une offrande. Deux verres suivirent. Ils tintèrent à peine.

— Si on doit parler sérieusement, autant le faire avec un peu de renfort, dit-il en débouchant la bouteille d’un geste assuré.

— Il n’est pas encore dix heures.

— Justement. L’horloge n’a jamais compris grand-chose aux priorités des hommes, répondit O’Brady, en versant le whisky sans se presser.

Il fit glisser un verre vers son invité, avec l’assurance de celui qui n’attend pas de refus. Robinson hésita une seconde, puis prit le verre du bout des doigts.

— Du whisky irlandais, précisa O’Brady, son œil lançant une étincelle moqueuse. Je n’ai pas de scotch à te proposer.

— Tu crois qu’un Londonien de naissance ne peut pas apprécier un bon whisky d’Irlande ?

— Je crois surtout que vous, les Anglais, avez tendance à confondre la fadeur avec le raffinement, rétorqua O’Brady, un sourire aux lèvres.

Le détective leva son verre à hauteur de la lampe, observa le liquide, puis but sans un mot. L’alcool mordit la gorge, mais la chaleur qu’il laissa en bouche était dense, persistante.

— Pas mal, dit-il enfin en reposant le verre.

— Pas mal ? s’indigna faussement O’Brady. Ah, vous les Anglais…

— Je suis Canadien, Patrick. Plus que jamais. Maintenant que le pays existe.

— Peut-être. Mais c’est un Anglais que j’entends parler.

Robinson sourit sans répondre. Il savait que discuter de patriotisme avec un Irlandais revenait à discuter météo avec un vieux marin. Ça finissait toujours par tourner en rond.

O’Brady s’adossa plus profondément à son fauteuil, les doigts croisés sur le ventre, l’air d’un homme qui comptait prendre son temps.

— Alors, Silas… Qu’est-ce qui pousse un limier de Montréal à venir patauger dans la boue d’Ottawa ?

Robinson fit tourner son verre du bout des doigts. Sa voix, quand elle tomba, avait perdu toute chaleur.

— Une affaire. Andrew Leamy.

— Leamy ?… Un sacré entêté, celui-là. Je croyais qu’il s’était tué dans un accident de voiture.

— C’est ce qu’on raconte. Mais sa veuve, elle, n’y croit pas. Elle pense qu’on l’a aidé à tomber.

— Les veuves… toujours prêtes à voir du poison dans une simple fièvre. Le hasard leur semble trop banal pour qu’on meure de lui.

— Celle-là a un bon instinct. Et certains détails ne collent pas.

— Quel genre de détails ?

— Assez pour que je me déplace.

— Admettons. Supposons qu’on ait voulu le faire taire. Qui aurait eu intérêt à ça ?

— Deux pistes, dit Robinson en levant deux doigts. D’abord, ses affaires. Un entrepreneur dans le bois, surtout s’il réussit, attire vite les jalousies. Et les coups bas.

— Je confirme. Il y a plus de crocs que de scies dans ce métier.

— Ensuite… la religion.

— Ah, la religion. Toujours prête à mettre le feu à ce qui tient debout. On ne l’invite pas, elle s’invite. Même à table.

— Tu parles d’expérience.

— Moi ? J’ai épousé une juive, mon vieux. Je te laisse deviner ce que je pense des guerres de clocher. Des chamailleries d’hommes adultes qui n’ont pas fini leur catéchisme.

— Tout le monde n’a pas ta tolérance.

— Ni ton flair pour les chemins de traverse, ajouta-t-il avec un éclat dans l’œil.

Il avala d’un trait le contenu de son verre, puis, d’un ton plus bas, il dit :

— Bon. Tu veux savoir ce que je sais des fréquentations religieuses de Leamy ?

— C’est l’idée.

O’Brady fit rouler le fond de son verre sur le bois. Un bruit sourd, comme une vieille horloge qui cherche l’heure.

— C’était un catholique militant. Pas du genre à réciter trois prières avant le souper et passer à autre chose. Il croyait dur comme fer à l’éducation religieuse catholique. Il a fondé à lui seul une commission scolaire, pour éviter que les enfants ne tombent sous influence protestante. Et il a donné une terre entière aux Oblats, pour le cimetière Notre-Dame. Ce n’était pas un petit geste.

— Il a dû s’en faire des ennemis.

— Évidemment. Pour les protestants, Leamy était une provocation sur deux jambes.

— Et derrière les querelles de chapelle… il y avait des intérêts bien réels.

— Tu penses bien. Le spirituel, c’est joli dans un sermon, mais ça cache toujours des histoires plus sales. Et Leamy, dans sa jeunesse, ne négociait pas à la plume. Il réglait ses différends avec les poings. Il rentrait le soir avec les jointures ouvertes, content de lui. Un vrai coq revenu de combat.

— Et les rancunes, elles, ne cicatrisent pas.

— Non. Elles se transmettent. Comme des dettes qu’on n’a jamais payées.

— Ça éclaire bien des choses, dit-il enfin, d’un ton calme.

— À toi de tirer les fils, répondit O’Brady en versant à nouveau du whisky. Le liquide ambré glissa dans les verres avec un tintement discret.

— Qui, à part sa veuve, pourrait encore m’en dire davantage sur lui ?

— Le père Reboul. Un Oblat. Il est à Hull depuis longtemps. C’est avec lui que Leamy montait ses œuvres. Un entêté, lui aussi, mais pas du même genre. Allez ! Trinquons !

— Merci, Patrick. Mais je dois y aller. Dans ce genre d’affaires, chaque heure compte. Et c’est rarement en faveur de la vérité.

Le sourire d’O’Brady s’effaça. Il reposa la bouteille lentement, presque à contrecœur.

— Très bien, Silas. Mais promets-moi qu’on n’attendra pas trois ans pour la prochaine conversation. Abigaël serait ravie de revoir Rosalie.

— Et moi de revoir Abigaël, répondit Robinson, le ton sincère. Depuis votre mariage, je crois bien ne l’avoir vue que deux fois.

— Pas assez, grogna O’Brady. Tempus fugit. Le temps file comme un cheval fou. On se le promet, Silas ?

Robinson se leva, rabattit son manteau sur les épaules, ajusta son chapeau avec méthode.

— Une promesse, dit-il simplement. Merci pour ton accueil, et pour ton aide.

— Le plaisir est pour moi, répondit O’Brady en se levant à son tour. On ne croise pas souvent un homme qui sait écouter, et apprécier un bon whisky.

Robinson esquissa un sourire, presque imperceptible.

— Je n’ai jamais dit que je l’appréciais.

— Non. Mais tu ne l’as pas recraché. Pour un Britannique, c’est un compliment.

— Canadien, corrigea Robinson, sans insister.

— J’entends toujours l’Anglais en toi, répondit O’Brady avec un clin d’œil.

Ils se serrèrent la main. Un geste solide, muet, qui portait le souvenir d’autres temps, d’anciens combats, et ce respect discret des hommes qui ont vu le monde tel qu’il est.

Robinson s’avança vers la porte. Il avait déjà la main sur la poignée quand la voix d’O’Brady résonna dans son dos, gouailleuse, mais non sans gravité :

— Et si tu découvres que c’était bien un accident, Silas… Tu lui diras, à la veuve ? Ou tu la laisseras croire à son histoire ?

— On verra bien, dit-il à voix basse.

Puis il sortit. La porte se referma doucement. Dans le bureau noyé de fumée et d’ombres, ne subsista qu’un rire grave et étouffé, celui d’un homme pour qui la vérité vaut parfois moins que l’usage qu’on en fait.

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